Regards croisés après l’ASE
Méthodologie du récit de soi
L’Adepape 81 a fait appel à nous pour donner la parole à ses adhérents·es qui ont en commun d’avoir été bénéficiaires des services de l’aide sociale à l’enfance. L’objectif est de faire éclore une parole singulière et, dans un second temps, de croiser ces récits de soi pour les mettre en perspective commune. Nous avons choisi une problématique universelle : la transition vers l’âge adulte. Que disent les anciens de l’ASE de ce passage, de cette projection, de ce saut dans le grand bain de la vie ? Croisement de représentations d’existences.
L’ADEPAPE 81 est une association départementale d’entraide des personnes accueillies en Protection de l’Enfance. Dans le département du Tarn, elle compte plus de 250 adhérents, dont une centaine de personnes âgées et une cinquantaine de jeunes de 18 à 26 ans. Les parcours de vie des adhérents et adhérentes sont très diversifiés, mais ont en commun une séparation ou une rupture familiale et une prise en charge par l’aide sociale à l’enfance (ou l’assistance publique pour les aînés). L’objectif de l’association est de créer des mouvements de solidarité et de soutien mutuels entre pairs, par delà les différences d’âges, de genre, de langue, d’origine géographique, de conditions de vie ; sur la base d’un vécu commun.
>Devenir adulte quand on a été placé à l’ASE
Une des problématiques principales auxquelles l’association est confrontée est celle du « devenir adulte après l’ASE » : la construction d’un être adulte quand l’image de ses propres parents est écornée ou absente, la plongée dans la vie autonome quand on a peu ou pas de soutien familial, la capacité de résilience, la projection dans une vie familiale à soi, etc.
Cet aspect du « devenir adulte » est peu documenté et peu pris en compte par les acteurs publics alors qu’il est fondamental dans l’accompagnement des personnes sortant de l’ASE. Les plus jeunes, comme les aînés, oscillent entre craintes et ressources, blessures et réparations.
L’ADEPAPE est le cadre sécurisant qui permet la mise en commun de ces vulnérabilités et de ces forces, le croisement de ces regards comme outil de pair-aidance. Néanmoins, cette coopération est parfois rendue plus difficile tant la mise en mots n’est pas aisée pour chacun. Ces obstacles sont de divers ordres : manque de maîtrise de la langue française par illettrisme, allophonie, manque de confiance en soi sur les savoirs scolaires, manque d’estime de soi permettant de se saisir de la parole et de trouver ses propres mots.
> Du récit de soi au récit collectif
Ce projet, culturel et artistique, se donne comme objectif principal de croiser des regards sur la perception des anciens de l’ASE quant au devenir adulte. Dans une perspective transgénérationnelle, cela implique que les aîné·es puissent se penser eux-mêmes avant que d’en transmettre quelque chose au plus jeunes ; et aux plus jeunes de pouvoir se reconnaître dans un vécu commun pour formuler des attentes ou des désirs.
Il s’agit de donner la parole à ceux et celles qui ont été placé·es et de leur permettre de construire une identité individuelle et collective juste, au-delà des clichés et stéréotypes habituellement véhiculés. Ce projet doit permettre à chacune et chacun d’élaborer une parole propre, puis de la mettre en perspective avec les mots des autres, dans un dialogue interculturel et intergénérationnel.
>Le dispositif du « ping-pong »
Nous avons imaginé un outil de médiation pour faciliter les entretiens. Notre idée n’était pas de recueillir des témoignages, des histoires de vies, mais bien de donner un espace de construction d’un récit de soi, à partir d’une identité collective.
Préalablement, nous avons déterminé une série de thématiques :
– Rêve
– Vie amoureuse
– Travail
– Famille, etc…
Nous avons créé des cartes pour chacun de ces thèmes, avec un inducteur : « Si je te dis… tu me dis ». L’objectif est de faciliter l’expression à partir de l’association d’idées. Le discours se construit au fur et à mesure de la prise de parole ; nul besoin d’avoir préalablement pensé une réponse ou de structurer un propos. La parole s’improvise et se déroule par association.
L’entretien prend alors la forme d’un ping-pong d’association d’idées à partir de mots clés.
Au verso de chaque carte, un espace est destiné à laisser une trace, une synthèse ou un mot central, qui s’incrémente au fil des entretiens. Les personnes interviewées peuvent alors découvrir ce que les autres ont voulu écrire et transmettre. Ceci permet donc un positionnement individuel au regard du collectif.
Petite cerise sur le gâteau : la possibilité est laissée aux participant·es de créer eux-mêmes des cartes pour les autres personnes interviewées (ex : qu’aimeriez-vous demander aux aînés ? aux autres adhérents ?). Ainsi, des problématiques que nous n’avions pas identifiées peuvent éclore.
>Stimuler un récit réflexif
Le dispositif d’entretien que nous avons imaginé rend la prise de parole plus accessible, notamment pour les personnes peu habituées à s’exprimer librement. Nous souhaitions créer un espace moins intimidant et plus ludique, plus interactif et plus dynamique. L’enjeu pour nous était également de libérer une parole souvent objet d’évaluation par les services de protection de l’enfance donc construite à cette fin ou qui cherche à s’y conformer.
Notre jeu de cartes en ping-pong favorise un récit réflexif qui va au-delà de la narration des événements chronologiques d’une vie. Le dispositif incite les personnes à une analyse des expériences vécues, une mise en sens par la compréhension des implications de contextes : « en quoi, le fait que je sois un ancien enfant placé, a un effet sur la façon dont je pense le travail, dont j’aime, dont je rêve, etc. »
Pour aller plus loin :
Boris Cyrulnik déplie la problématique du récit de soi, ses fonctions, ses formes, dans une conférence donnée à Nantes en 2017. Il explique notamment : « Quand [un blessé] est entouré et qu’il tente d’adresser un récit à une personne qui le sécurise, il élabore la représentation de son malheur et remanie le sentiment qu’il éprouve. C’est pourquoi il est aussi important d’agir sur les récits culturels de façon à réintégrer le traumatisé dans son contexte culturel », préface de Boris Cyrulnik dans Récits et résilience, quels liens ? Chemins de vie, (dir. M. Lani-Bayle et A. Sowik, L’Harmattan 2016, p. 11).